Prologue
Alphonse s'installa à sa table devant le feu de cheminée. L'air était serein et la nuit commençait à poindre à l'horizon. Il sortit son vieux cahier comme chaque soir et se mit à rédiger des souvenirs.
« C'est pour mes enfants et mes descendants que j'écris. Quel sort sera réservé à ce cahier ? Sera-t-il précieusement conservé ? Sera-t-il mis dans un coin et oublié ? Sera-t-il jeté au feu? C'est le secret de demain!
Et ce demain, quel sera-t-il lui-même? Que nous réserve l'avenir, dans ces heures troubles, où je commence cet exposé ?
Dû-t-il ne rester de moi, au terme de ma carrière, et alors que le poids des ans commence à s'appesantir sur mes épaules, dû-t-il ne rester que ce cahier, que je croirais encore de mon devoir de faire un retour en arrière, avant l'accomplissement du grand voyage.
Je vais donc jeter sur le papier un certain nombre de faits rigoureusement authentiques, qui éclaireront les générations futures sur leurs origines, de même que sur leurs habitudes, les traditions les coutumes du temps jadis. Anecdotes, souvenirs, impressions seront ainsi notés, au hasard des dates et des personnages qui en furent les héros ou en furent mêlés.
Ce cahier intéressera t-il quelqu'un ? Je l'ignore ! »
Alphonse ne savait pas qu'un jour lointain viendraient de nouveaux moyens de communication comme l'Internet et qu'un petit village disposerait d'un site capable de donner une vision interplanétaire à ses écrits.
Une rencontre fortuite ce 16 août 2008 avec Philippe et Dominique posait les bases de ce nouvel écrit.
« Et point n'est mon but de chercher à le rendre particulièrement intéressant » , poursuivait Alphonse dont l'écriture mêlait réalité et fiction ; « ce n'est pas du roman, c'est du vécu. Mon but est, par ce récit, de fortifier le culte de la famille et d'obtenir que ce culte se perpétue après moi.
Les civilisations antiques conservaient le culte des ancêtres et, leurs religions entretenaient ce culte. Aussi, tant en Orient, que dans le monde inusité l'esprit de famille est-il extrêmement développé. La souche subsiste à travers les générations successives au point que, d'après certaines croyances, l'âme des ancêtres continue à habiter la maison familiale.
La famille c'est la cellule vivante qui transmet âme à une collectivité, en l'espèce, « Les Descendants ».
Que vaut cette âme ? Ce que l'atavisme, l'hérédité en ont fait.
Mais aussi, ce que les ancêtres ont légué, à leur descendance, de leurs qualités et leurs défauts, de leurs vertus et de leurs vices.
Ce n'est qu'avec le recul du temps et en examinant objectivement les événements et les faits, que l'on peut se former une opinion exacte des êtres à qui nous devons la vie.
La perfection n'est point de ce monde. Je ne suis, en outre ni un lettré, ni un érudit. Aussi n'ai-je point l'outrecuidance d'espérer écrire pour la postérité. Pas plus que je ne prétends présenter des personnages, engendrés par mes aïeux, comme des êtres d'exception.
Tout ce qui sera noté dans ce cahier résulte, ou bien de souvenirs transmis par mes parents, ou bien de la lecture de documents malheureusement disparus, ou bien de faits dont je fus le témoin ». A ce moment Alphonse ne se doutait pas que sa prose serait détournée de son objectif pour en faire un élément du souvenir collectif dépassant le cadre de sa famille. C'était comme si l'on avait coupé les branches de l'arbre généalogique pour en faire une sculpture du temps qui passe, dépersonnalisée, ambiguë, surréaliste et universelle. Comme si l'âme d'un village s'était retrouvé dans l'esprit d'une famille.
« Si mon récit manque d'intérêt, cela tiendra à ce que, étant authentique, il n'ait subi aucune retouche, intentionnellement destinée à l'enjoliver par des faits ou des actes purement imaginaires. Je raconte ce qui fut sans y rien ajouter ». Pourtant les retouches sont nombreuses et la mémoire vacille. Le souvenir est-il plus proche d'une vision que d'un simple vécu ? Qui pourrait encore le dire tant le morphing a joué sur les ombres dressées. Alphonse nous pardonnera t-il cette grande liberté prise avec ses témoignages ? Qu'il sache que rien n'est fait pour l'offensé, mais bien au contraire pour nourrir ceux qui ont soif de curiosité sur l'histoire, le passé, la vie d'hier et le respect des hommes. C'est aussi pour faire vivre ses écrits. Mais laissons Alphonse dans sa méditation.
« N'ayant, au cours de mon existence, pris aucune note de tout ce que je vais écrire, j'en suis réduit à ne me fier qu'à ma seule mémoire qui, certainement, m'aura joué le vilain tour de me faire oublier quantité de faits dignes d'intérêt. Mais mon intention n'est point de séduire mes lecteurs, si un jour quelqu'un daigne me lire. Je dis ce que je sais, qui soit certain et, parfois encore contrôlable. C'est tout ! ».
Chapitre 1- La Claise coule sans hâte
« Dans le Sud de la riante et douce Touraine aux confins du Berry et du Poitou, est une région vallonnée et boisée où deux cours d'eau creusent le plateau et tracent leur sillon d'Est en Ouest.
Descendant du Massif Central, le premier de ces cours d'eau, la Creuse rivière violente, rapide et capricieuse aux eaux limpides et sombres, coule dans un lit encaissé, dont le fond est fait de roches et cailloux. C'est la rivière de montagne. Elle féconde une riche et opulente vallée, aux terres profondes et fertiles, aux coteaux chargés de vignes et d'arbres fruitiers, ou couverts de bois, aux bourgs clairs et aérés, où l'aisance s'étale partout où la vie semble agréable et facile.
Dans cette vallée, l'on retrouve la marque distinctive de cette Touraine, ni avenante, ni attirante, ni accueillante : horizons larges et variés, douceur du climat, maisons de pierre blanches au toit d'ardoises, nonchalance dans le parler et dans l'action aisance dans les manières, affabilité native.
Narguant cette plaine basse, morne et marécageuse qu'est la Brenne, la Claise, second de ces cours d'eaux, déversoir d'une infinité d'étangs, coule sans hâte, dans un lit encombré de joncs, de roseaux, de plantes aquatiques, parsemé de nénuphars, de myosotis, d'iris jaune.
Elle déroule ses méandres parmi de vertes prairies, qu'elle recouvre à la moindre crue. La vallée est, en Touraine, plus étroite, plus encaissée, plus abrupte que celle de sa puissante voisine, à laquelle bientôt, elle mariera ses eaux. Le contraste entre les deux vallées est frappant.
Autant la première donne, même sur sa rive poitevine, l'impression de cette aisance tourangelle, autant elle est marquée du cachet de cette province, autant la seconde emporte avec elle un peu de sa médiocrité berrichonne. La vallée de la Claise, dont son cours en Touraine, n'est ni dépourvu de charme ni privé de pittoresque.
Mais, la qualité de ces terres est nettement inférieure à celle des bords de la Creuse. Et il n'est pas jusqu'au caractère et à l'esprit de ses populations riveraines qui ne soient influencés par les origines de la Claise. Elle transporte, dans ce coin de Touraine, un peu de son Berry isolé.
C'est cette contrée qui fut le berceau de mes aïeux. Contrée heureuse, faite de calme, de grâce, de tranquillité ; contrée essentiellement agricole, où les murs sont restées simples, honnêtes, bucoliques ; contrée, qui, étant toujours restée en dehors des conflits et des bouleversements politiques et sociaux, a conservé son type, son caractère propre ! Mais, non contrée sans histoire, tant celle-ci y a laissé des marques nombreuses, inscrites dans son sol, dans ses fiefs, dans ses bourgades, dans ses châteaux, dans ses monuments. Bien qu'il soit difficile de fixer des dates exactes, il semble bien que mes arrières grands parents paternels aient vu le jour, soit sur la fin du règne de Lucien XV, soit au cours de celui de Lucien XVI. Il en serait de même de mes aïeux maternels. Ce qui fait que trois générations auraient vécu et seraient mortes dans cette partie du Lochois, qui chevauche la Creuse et la Claise. Je vais donc maintenant parler des ascendants ». C'est ainsi qu'Alphonse continuait chaque jour à chercher les traces du passé et à revoir ses ancêtres partager le pain et le vin . Comment pouvaient-ils vivrent ? qu'est-ce qui les animaient ? Qui ne s'interroge pas sur ses origines ? Y a t-il dans ma famille un illustre personnage ? Que pouvait bien faire le grand père de ma grande mère ? Et à partir de quand le passé devient-il Histoire ? Alphonse avait ouvert une boîte à souvenir.
La papa du papa de mon papa
« Le territoire de la paroisse de Chaumussay est et fut toujours à cheval sur deux vallées parallèles, séparées par un éperon de terres fortes, argilo-calcaires, riches en éléments ferrugineux. Ces deux vallées sont celle de la Claise, déjà décrite, et plus au nord, celle de son affluent, la Muanne, rivièrette à écrevisses et à cresson ». Il est vrai que dans les années 1955 à 1965 on trouvait encore des écrevisses à proximité de Thou et que les amateurs de pêche aimaient y recueillir des « chalibois », sorte de petit morceau de bois longiforme contenant un ver très apprécié des poissons.
« Les communes ayant été instituées par la Révolution de 1789 Chaumussay n'était encore qu'une paroisse à l'époque qui vit naître mes aïeux et où débute mon récit. »
Qu'était Chaumussay en ce temps là ?
« Un pays perdu, éloigné de tout centre, de toute ville, privé de voies de communications, tenu à l'écart de toutes transactions commerciales.
Ses habitants ? Quelques hobereaux campagnards, possesseurs des fiefs et des meilleurs domaines, quelques artisans : maçons, charpentiers, charrons, meuniers, maréchaux ferrant, menuisiers, sabotiers ; puis, la plèbe : métayers, fermiers, journaliers, domestiques de fermes, complétaient le chiffre de 700 à 800 âmes que comptait la paroisse.
Le quart environ de la population paroissiale habitait le bourg. Le reste était réparti entre des villages, hameaux ou maisons éparses sur toute l'étendue du territoire.
Le bourg de Chaumussay était blotti dans la vallée de la Claise, à son emplacement actuel au pied du coteau qui le domine encore de nos jours. C'était alors une pauvre agglomération, coupées de ruelles sales et tortueuses, où le purin coulait dans le ravinement des eaux fluviales. Un pont de bois vétuste franchissait la rivière. Chaumussay était triste et laid. Par ci par là, quelques maisons de propriétaires terriens égayaient d'une allure plus cossue l'ensemble d'un quartier, construit surtout de rez-de-chaussée rébarbatifs, aux portes pleines et hostiles, aux fenêtres étroites. Au pied même du clocher, une demeure, encore armoriée, renfermait une annexe du monastère de Fontgombault. Les moines devaient être peu nombreux.
Quels étaient leurs travaux ?
En dehors de leurs occupations monastiques, les capucins devaient instruire ceux des enfants de la paroisse qui, payant l'école, suivaient leurs cours et les offices. De plus, le jardinage était tenu par eux, fort en honneur. La présence de cette communauté explique l'importance de l'église paroissiale, nullement en rapport avec le peu de densité de population.
Les habitants de Chaumussay, possédant tous quelques lopins de terre, ou travaillant pour le compte de maîtres gros propriétaires terriens, varient peu les cultures et les méthodes.
Les céréales, les pommes de terres, les topinambours, les choux, les betteraves, les citrouilles et le chanvre formaient à peu près tout le cycle des récoltes. Les paysans d'alors n'avaient pas de besoins ; ils vivaient de peu ; le progrès et la mode n'avait pas encore envahi les campagnes et gangrené le bon sens des villageois.
Aussi, étant par nécessité, fort industrieux, les paysans d'alors faisaient-ils tout par eux-mêmes. Les jours de campagne, disparaissaient sous les iris bleus et les joubarbes roses, cuisaient le pain du foyer, grosse et larges miches, blanches et farinées, de 10 à 12 livres. Chaque ménage pétrissait ainsi lui-même sa pâte, avec la farine rapportée du moulin, où, sur le dos de l'âne l'on avait porté un sac de bon et beau froment.
Les hommes tondaient les moutons au ciseau et les femmes, en menant paître leurs chèvres et leurs brebis, portant quenouilles et, tordant d'une main experte la navette, qui pendait à leur côté, elles filaient la laine blanche, avec laquelle l'on confectionnait vêtements, caleçons, gilets, bas, chausses et chaussettes.
Le chanvre était coupé, bottelé, puis attaché sur des claies, mis à rouir dans la rivière. Après quoi, passée à la braie, sorte de concasseur en bois, dont les lamelles brisaient les tiges, sans rompre les fibres, ces dernières étaient assemblées, puis tissées et converties en toiles grossières, mais extrêmement solides, avec lesquelles l'on confectionnait : draps de lit, torchons, linge de table, de cuisine, de corps.
Oh ! Certes, ce n'était pas du linge fin et une chemise en grosse toile de chanvre grattait dur la peau. Mais pour ces gens, peu importait. L'essentiel était que cela dure ; et cela durait plusieurs générations. Les grands parents vidaient leurs armoires au profit de leurs enfants qui, eux-mêmes, en donnaient le contenu à leurs petits enfants.
Le même linge durait cinquante ans. Lavé à l'eau courante de la rivière, séché au vent et au soleil, ce linge défiait l'usure.
On ne connaissait pas la rayonne alors et l'on ne s'en portait pas plus mal.
L'alimentation était peu variée. On ne consommait que ce que l'on récoltait.
La viande de boucherie ne paraissait sur les tables qu'à de rituelles occasions : pour le pot au feu du Carnaval, pour les jours de Pâques, de Noël et de la fête patronale, le dernier dimanche de Juin.
Par contre, le porc, la volaille, les lapins, voire le gibier et le poisson, accompagnaient les repas de noces, fêtes de famille, au cours desquelles l'on faisait une véritable orgie de chairs cuisinées sans art, avec forces sauces, pour tremper son pain. Ces gens là vivaient chez eux, naissant, se mariant, procréant, et mourant, sans jamais être allés au-delà des localités voisines situées dans un rayon de 5 à 12 kilomètres. Leurs univers se bornaient à la ligne d'horizon et ils n'éprouvaient point le besoin connaître ce qui se passait au-delà.
Les foires étaient, pour eux, la seule occasion de sortir de leur trou. Aussi, ce jour là, le chemin était-il un long ruban de gens allant, qui, à pied, un bissac sur les épaules et un ou deux paniers aux bras, qui, à âne ou à cheval accompagnant le bétail et portant les denrées à vendre : beurre, ufs, fromage, volailles, chevreaux, lapins
Ce petit chemin
Les routes n'existaient pas ; les chemins carrossables non plus. Le plus souvent ce n'étaient que pistes ou sentiers, ou vagues chemins muletiers, qui reliaient Chaumussay aux autres agglomérations.
Comment, dans de telles conditions entreprendre un voyage ?
D'ailleurs, le fait d'aller à la foire, à deux lieues de chez soi, constituait alors un véritable voyage et l'on ne se quittait pas sans forces recommandations.
En été, les déplacements étaient plus faciles. Mais, à la mauvaise saison, la terre argileuse, gorgée d'eau et non fixée par des cailloux, préalablement tassée adhérait aux sabots et rendait la marche extrêmement pénible. Les montures, elles-mêmes n'avançaient qu'avec difficultés, dans ces voies impraticables.
Par temps de neige, il ne fallait pas compter sortir. Si les chemins avaient disparus, les loups, par contre, faisaient, eux, leur apparition, par bandes le plus souvent. Et, gare les bergeries et les chèvreries !
Hors les nouvelles du voisinage qui, colportées de bouche en bouche, se transmettaient en se déformant et en s'amplifiant, les habitants de ces lieux ignoraient totalement ce qui se passait en dehors de leur rayon visuel. De journaux, il n'y en avait point. Y en eut-il un, que ces familles n'auraient été d'aucun secours, ni d'aucune utilité, puisque les gens étaient illettrés.
Ceux qui savaient lire étaient l'exception. Les médecins, notaires, les châtelains et les curés possédaient ce privilège.
Le « vulgaire pécule » n'avait que faire d'instructions. Pour creuser droit un sillon, faucher un pré, tailler la vigne, ensemencer un champ, traire les vaches ou faire le beurre, point n'était besoin d'aller à l'école.
Au surplus, quant il en existait une, celle-ci n'était, le plus souvent, située à plusieurs kilomètres et
payante.
Aussi, dès leur plus jeune âge, les enfants participaient-ils aux travaux des champs. Leur vie toute entière s'écoulait entre la glèbe, qu'ils fécondaient et qui les nourrissait, le ciel, qui dispensait le soleil, la pluie, la neige et leur masure, dépourvue de tout confort, mais dont le toit abritait ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux : leur famille.
C'est dans ces conditions que durent vivre mes arrières grands parents paternels, sur le territoire de Chaumussay.
Quels étaient-ils ? D'eux, je ne sais rien de précis. Il est vraisemblable qu'ils devaient posséder un petit bien, puisqu'ils laissèrent des terres à leurs enfants.
Ceux-ci furent au nombre de six : quatre garçons et deux filles. »
(à suivre)