Chapitre 6-
La batteuse
« La deuxième des filles de mes arrières grands parents s'appelait : Madeleine.
Ma grande tante, Madeleine, était de 7 ou 8 ans plus jeune que sa sur Louise. Elles étaient, au physique, aussi dissemblables que possible : Autant l'aînée était imprégnée de finesse, autant la seconde était rustaude. Le seul point de ressemblance : la sensibilité de leur cur et l'affection que toutes deux portaient à mon père et à ses enfants.
Tante Madeleine épousa un fort joli garçon, Hubert.
Je ne crois pas que ce grand oncle ait jamais eu une profession bien définie.
Il suivait, en Brenne, les batteuses qui, en ces temps lointains, n'étaient pas motorisées.
Mon grand père en possédait une qui, mue par quatre hommes, au moyen de deux manivelles, comportait tout juste deux organes essentiels ; le batteur, pour dépiquer le grain et le ventilateur, qui expulsait les balles.
C'était, à vrai dire, un premier et énorme progrès sur le battage du blé au fléau et vannage au van, en plein air, ou dans un courant d'air.
Puis, vinrent d'autres engins plus perfectionnés, qui remplacèrent la traction humaine par la traction animale. Cheval imprimant le mouvement à un plancher incliné ; puis bufs, chevaux, mulets ou ânes, tournant autour d'un axe, qui par poulie, transmettaient le mouvement à une batteuse.
La tante Madeleine éleva seule et par ses propres moyens les trois enfants qui naquirent. Certes, ce n'était pas l'aisance au foyer : elle était journalière et gagnait ses dix sous par jour, plus la nourriture, en allant, chez les particuliers, laver les lessives, ou collaborer aux travaux des champs : fenaison, moisson, vendanges, récoltes des pommes et des noix. En outre, à ses moments perdus, elle glanait, ce qui lui permettait de nourrir à peu de frais, ses deux ou trois poules. Ou bien, elle allait dans les bois chercher du bois mort, pour se chauffer l'hiver.
Son existence fut rude et l'on ne peut aujourd'hui s'imaginer de combien de privations celle-ci fut faite.
Que de fois n'ai-je pas vu ma bonne vieille tante venir à la maison et par les plus grands froids, laver à la Claise, une lessive de deux jours, alors que la laveuse avait entre 70 et 75 ans !
Je dois, à la mémoire de ma mère, attester que celle-ci était aux tous petits soins pour tante Madeleine. Lorsque la glace figeait aux doigts de la laveuse, ma mère ne manquait jamais de lui porter à la rivière, un bol de vin très chaud et bien sucré. Et, en rentrant à la maison, tante Madeleine avait sa chaufferette bien garnie et de la braise dans ses sabots.
Pour lui permettre de faire des économies de chauffage et d'éclairage, mes parents l'invitaient à venir, tout l'hiver, passer la veillée chez nous.
Accompagnée de sa fille Eugénie, les deux femmes arrivaient après souper et se casaient, tante Madeleine, au coin du feu, Noémie près de la table et dans le cercle lumineux qui tombait de l'abat jour de la lampe à pétrole.
La mère sortant son tricot, la fille son ouvrage, la veillée commençait.
Faisant pendant à sa tante, mon père garnissait l'autre angle de la cheminée, mais ce n'était jamais pour longtemps car, levé tôt, le sommeil ne tardait pas à le gagner. Après avoir souhaité le bonsoir à tout le monde, il gagnait l'escalier, au pied duquel il quittait ses sabots puis, sans bruit, montait se coucher.
Mon frère et moi avions vite fait d'apprendre nos leçons ; presque tout notre travail d'écolier se faisait en classe.
Aussi, tante et Noémie étaient-elles mises à contribution pour nous raconter des histoires.
Ce que furent ces veillées de mon enfance ! Ce qu'étaient ces histoires ! Un ravissement ; un émerveillement.
Tous les contes de Perrault y passaient : le Petit Poucet, le Chat Botté, l'Oiseau Bleu, Peau d'Ane, Cendrillon, la Belle au Bois Dormant, auxquels s'ajoutaient : Ali Baba et les 40 Voleurs, Geneviève de Brabant, Jean de l'Ours et combien d'autres !
Puis, c'était d'autres histoires berrichonnes, poitevines ou tourangelles, ou le loup garou, les feux follets ou les loups, tout courts, tenaient une large place.
Et enfin, des anecdotes, narrées de bouche en bouche, plus ou moins authentiques, reposant, sans doute, sur un fond de vérité, mais enjolivées ou agrémentées par les conteurs successifs.
Nous ignorions la TSF à cette époque aussi n'étions point gavés de bobards, de discours, de musique nègre et autres productions plus ou moins partisanes, sectaires ou cosmopolites.
Aussi, nos veillées s'écoulaient-elles dans un cadre intime et familial, riche en émotions diverses, suivant le genre et la nature des récits ou des conversations.
Oh ! Certes, histoires et causeries n'étaient-elles point d'un ordre intellectuel très élevé ! Mais elles étaient à la portée de l'entendement d'enfants naïfs, crédules, confiants, à l'intelligence éveillée et que, pour ces diverses raisons, l'on n'abusait jamais.
Nous savions pertinemment discerner la part de légende ou de vérité, dans les contes ou les récits.
Et la naïveté même de certains de ces récits, nous faisait mieux comprendre et percevoir l'âme elle-même de ce terroir, qui s'exhalait au travers de ces histoires locales ou régionales.
Ce temps est révolu ; cette âme est morte, tuée par les progrès de la science, qui standardise, au moyen des ondes hertziennes, les productions prétendues littéraires ou historiques, qui sont les mêmes pour les Bretons, les Provençaux, les Flamands, les Basques, les Auvergnats ou les Parisiens. Comme si chaque province, chaque lambeau de notre terre française n'avait pas, bien à soi, ses productions propres, sa manière de vivre et de penser, ses inspirations intellectuelles, son âme collective enfin, qui n'est en rien pareille à celle de ses voisines.
Avant longtemps, science et progrès auront tout unifié et la manière d'être des Patagons, des Lapons, des nègres, des jaunes et des blancs sera uniformisée.
Laissons ces considérations philosophiques et revenons à tante Madeleine ».
Châtaignes gralées
« Chaque année, lorsque arrivait la Toussaint, notre bonne tante amorçait l'exploitation de son petit commerce dominical. Pendant la grand'messe, elle installait, au carroir, son poêle portatif, son sac de châtaignes, une botte de branches et un panier pour transporter sa marchandise.
Lorsque, sortant de l'office, les clients se portaient vers la marchande, celle-ci était-elle prête à leur débiter ses châtaignes « gralées » sur feu clair et pétillant. A raison de deux sous la mesure d'un demi litre, chacun pouvait garnir son estomac de ces fruits brûlants, craquant sous la dent, qui permettaient aux gens de campagne de prendre un acompte sur l'heure du déjeuner.
Ces derniers partis, tante Madeleine mettait dans son panier le reste de ses châtaignes chaudes et faisait le tour des auberges et des cafés. Arrosées d'une chopine de vin blanc, les châtaignes étaient les bienvenues.
Mon frère et moi étions favorisés. A la sortie de la messe, nous ne manquions jamais d'aller dire bonjour à tante Madeleine, qui bourrait, de châtaignes brûlantes, les poches de nos pardessus.
Ma bonne vieille tante Madeleine quitta cette vallée de larmes à l'age de 89 ans, ayant toute sa vie, travaillé, sans jamais avoir connu ni repos, ni le confort, ni l'aisance. »
(à suivre)