Chapitre 10- Le boulanger de Barrou
« Jérémie traversa l'enfance et les débuts de l'adolescence à la campagne, ignorant de tout, mais doué, au moral, d'une nature exceptionnelle et ayant hérité des qualités, qui eussent gagné à être développées ; il manifesta plus tard les dons que la nature lui avait prodigués.
Ayant opté pour le métier de boulanger, il fut, vers l'age de 13 ans, mis en apprentissage à Barrou, distant de 8 kilomètres.
Le métier de boulanger, il y a plus d'un siècle, n'était pas précisément une profession de tout repos. Le travail s'effectuait de nuit et entièrement à la main. Le pétrissage a bras était particulièrement pénible. Il fallait soulever la masse de la pâte, la projeter sur la paroi du pétrin, la reprendre, la retourner et cela jusqu'à ce qu'elle ait acquit la consistance voulue.
Si l'on considère que chaque journée de travail comportait 3, 4 ou 5 fournées, que chaque année représentait 365 jours de travail, que les heures de travail se chiffraient par 16 à 18 sur 24, l'on s'imagine ce qu'était ce métier !
Une constitution extrêmement robuste était nécessaire. En effet, ruisselant de sueur, le boulanger quittait le pétrin pour aller, ou charger, où enfourner le pain dans un four, dont la gueule rougeoyait, où exhalait une température de plusieurs centaines de degrés. Ensuite, le torse nu, il se précipitait dans la rue, soit pour apporter l'étouffoir, soit pour éteindre, avec un seau d'eau, la guenille avec laquelle il venait de nettoyer l'aire de son four.
Versant dans l'étouffoir l'ardent brasier, extrait du four, il roulait, dans la rue, le dit étouffoir, pour ne pas être asphyxié par ses émanations. En hiver, ce travail quotidien était dangereux, en raison des écarts extrême de température, entre le fournil et l'extérieur.
Une coutume, qui subsista longtemps, voulait qu'à certains jours, dans la matinée, le boulanger passe, dans le bourg ; la tournée des 'cuisants', ainsi appelait-on les gens qui, pétrissant eux-mêmes leur pain et leurs galettes, en confiaient la cuisson au four du boulanger.
Aux jours convenus, généralement trois fois par semaine, le mitron sautait dans sa carriole, attelée d'un cheval et il partait quérir, chez les particuliers, les corbeilles de pâte, qu'il rapportait au fournil, pour en assurer la cuisson. L'après midi, il fallait rapporter les miches et les corbeilles aux clients, sans compter les 'rondeaux' de pommes séchées, de pruneaux, les galettes, les tourtes, les rôtis aussi parfois, qui empruntaient son four, moyennant une rétribution en blé, ou en argent.
A cette époque, la journée du mitron commençait vers 3 ou 4 heures du matin et ce, tous les jours de l'année, dimanches et fêtes y compris. Elle se continuait sans aucune interruption jusqu'au début de l'après midi où, entre deux fournées, se prenait le déjeuner.
Le pain cuit, il fallait, ou le porter chez les 'cuisants' ou partir en tournée, à la Guerche ou à Chaumussay, ou encore dans les villages et hameaux dépendant de la commune et des localités voisines, non pourvues de boulanger.
Rentré entre 7 et 9 heures du soir, pour souper, le mitron avait encore à préparer ses levains avant d'aller se coucher. »
Barrou
« C'est vers 1770 que naquit sur le territoire de la paroisse de Barrou, celui qui devait être le père de ma grand-mère maternelle : Anastasie.
Ce qu'était Barrou à cette époque ?
Probablement un bourg important, parce que situé à l'intersection de deux voies de communication fréquentées : la route de Tours au Blanc et celle de Loches à Châtellerault. Mais encore, qu'étaient ces routes, il y a bientôt deux siècles ? Etait-ce même des routes et non point de vagues poudrières ?
Tout porte à croire cependant qu'au nombre des chemins usités alors, ceux là devaient être parmi les moins mauvais.
Le bourg de Barrou, au XXème siècle, aligne ses maisons blanches tout au long de la route nationale.
Dominant la grande boucle de la Creuse, frontière naturelle entre les deux provinces de la Touraine et du Poitou, ce dernier confinant sur l'autre rive du clair et impétueux affluent de la Vienne, bien nommé tant il a profondément creusé son lit, Barrou, dis-je, est toujours menacé par sa rivière.
Après avoir englouti son ancienne église, ainsi qu'une partie de ses habitations, la Creuse affouille toujours le sol. De nombreux travaux d'art furent entrepris pour lutter contre l'envahissement de ce cours d'eau. Mais, il faut périodiquement les reconstruire, car à chacune de ses grandes crues, la Creuse engloutit digues et murettes, emporte les ouvrages en béton ou en maçonnerie avec le terrain sur lequel ceux-ci reposaient. Routes, maisons, village, tout disparaît à jamais dans ses flots.
Cette rivière qui fait le charme de ce coin de Touraine y cause également de redoutables dévastations.
Avant que le barrage d'Eguzon ne régularise quelque peu son cours moyen, il n'était pas rare de voir, à la Haye Descartes, le niveau de la Creuse s'élever de 9 mètres 50 en 24 heures. Ces jours là, la population de Barrou dormait peu. La courbe, que prononce la rivière à cet endroit, projetait toute la violence du courant sur le bourg de Barrou. L'eau surgissait au travers des arbres plantés pour soutenir les terres qui s'inclinent jusque dans son lit.
Et les maisons, que des affouillements successifs et constamment réitérés, ont placés au bord du gouffre, étaient évacuées de leurs habitants et vidées de leur contenu.
C'étaient des nuits de véritable cauchemar ; Barrou ne connut pas toujours ces alarmes.
A l'époque où commence ce récit, le lit de la rivière était à plusieurs centaines de mètres à l'ouest. Mais, ces formidables crues de cette torrentueuse rivière, suivant le terrain, emportant pierres, terres, cailloux, ont porté son cours jusqu'au cur même du pays. »
C'est du beau et bon travail
« Vers la fin du XVIIIèmè siècle, Barrou comptait, parmi ses notables, un entrepreneur de constructions et de travaux.
Homme très entreprenant, actif, intelligent et instruit pour son temps, travailleur acharné, il exploitait des chantiers dans toute la contrée et employait de nombreux ouvriers.
Toutes les constructions qui ont un siècle, et plus d'existence, dans ce coin de Touraine et de Poitou, sont son uvre. La majeure partie des habitations classiques des bords de la Creuse ont été édifiées par ses soins. Et la solidité de ces immeubles, en pierre blanche, aux arêtes de pierre de taille, prouve que l'entrepreneur qui les a exécutées connaissait son métier.
C'est du beau et bon travail. Point de ces prétendues villas modernes, bariolées, tarabiscotées, faites surtout pour épater le passant, ou détruire l'harmonie du paysage.
Sans compter que ces bâtisses à la mode du jour ne sont pas logeables. Pièces petites, étroites, étriquées, avec des murs tout nus, sans un placard, ni une garde robe. Ces constructions sont de bonnes, saines, confortables habitations.
Nullement construites pour abriter : Monsieur, Madame et son chien, elles sont conçues pour y nicher toute une honnête famille de gens qui, au lieu de studios, transforment la majeure partie des pièces en chambre à coucher, comportant autant de lits, qu'il y a de coins disponibles.
C'est qu'à cette époque, il fallait voir grand et les pièces d'une maison étaient destinées à recevoir les enfants et leurs enfants, qui étaient nombreux.
Le constructeur et sa femme prêchaient l'exemple : sept garçons meublaient déjà la maison, dont certains étaient mariés et eux-mêmes pères de famille. Aussi, l'entrepreneur se désolait-il de ne pas avoir de filles quand, sur le tard, sa femme lui redonna des espérances. A l'age de 52 ans, elle mit au monde une fille, qui fut prénommée : Anastasie.
Ce fut la joie au foyer ; la huitième des enfants, tard venue, fut adulée de la plupart de ses frères.
Seuls, ceux qui avaient des enfants plus âgés que leur tante, marquèrent moins d'enthousiasme à la nouvelle venue. Mais, elle était leur sur et, par déférence pour les parents, mieux valait faire contre mauvaise fortune bon cur et accepter la nouvelle venue, qui ne demandait qu'à vivre.
Tous les enfants de cette famille, dont certains naquirent au cours de la Révolution de 1789, reçurent une bonne et solide instruction primaire, chose exceptionnelle pour l'époque ; car, les écoles étaient rares, l'instruction facultatives et les temps troublés d'alors ne simplifiaient pas les choses. Pour cette raison, cette famille faisait tache dans le pays, en un temps où, savoir lire et écrire, représentait un luxe et un summum auxquels peu de gens pouvaient prétendre.
Tout paraissait donc leur sourire: leurs fils, les uns après les autres, se casaient honorablement, qui, dans la culture ; qui, dans le commerce ; qui, dans l'artisanat. Certains restaient au pays ; d'autres se fixaient à Châtellerault ou à Tournon. Quelques uns s'en furent à Tours et même à Paris. Mais le bonheur est chose fragile, éphémère. C'est quand on croit le tenir définitivement qu'il vous échappe.
Certain jour où mon aïeul revenait, à cheval, à visiter l'un de ses chantiers, (car en ce temps là, les routes carrossables étaient rares et fort mal entretenues,) il fut désarçonné par un écart de sa monture. Ramené chez lui, il mourut quelques jours après. »
Bichette
« Intelligente, active, ayant, de son père, hérité cet esprit d'entreprise qui le caractérisait, persuasive commerçante jusqu'au bout des ongles, très décidée, la réplique facile, la riposte immédiate, la jeune Anastasie eut tôt fait de se créer une clientèle. Toutes ses compagnes devinrent les clientes de cette commerçante de 15 ans, qui ne craignait pas d'ouvrir boutique, pour s'affranchir de la médiocrité et affirmer son indépendance.
Mais il fallait approvisionner le magasin ?
Qu'à cela ne tienne ! Elle acheta une petite jument blanche, Bichette et, chaque jeudi, enfourchant sa monture en écuyère consommée, elle prenait gaillardement la route de Châtellerault.
Il y avait 20 kilomètres à parcourir, tant à l'aller qu'au retour et, 18 kilomètres séparaient Lésigny de la cité Châtelleraudaise, sans qu'aucun bourg, village ne vint égayer le trajet. Ce n'étaient que landes et bois.
A la belle saison et par les longs jours, parcourir ces dix lieues à cheval pouvait offrir un certain agrément. Mais, par les jours courts de l'hiver, où le vent, la pluie, la neige, le verglas, la nuit traîtresse se conjuguaient pour accumuler les difficultés et les dangers, il fallait à cette gamine de 15 ans, une volonté, une énergie, un courage, une opiniâtreté vraiment extraordinaire.
Pendant 18 kilomètres, tant à l'aller qu'au retour, cette route est isolée : tantôt traversant des landes désolées, ou côtoyant des mares, ou fonçant sous le couvert de bois épais et touffus, elle ne peut qu'inspirer la peur, pour quiconque la parcourt seul de nuit.
Les aventures ne manquèrent pas à la cavalière. Mais elle ne se déconcertait pas facilement. Et sa Bichette, elle-même, semblait comprendre quelle lourde responsabilité elle assumait, en portant, de jour comme de nuit, par monts et par vaux, cette jeunesse, qui était son amie, autant que sa maîtresse.
Si elle avait la réplique acerbe, elle avait aussi la main leste et point ne fallait la frôler de trop près.
Certains galantins audacieux, s'ils lui décochaient une plaisanterie trop verte, en faisaient rapidement l'expérience. Aussi, tant la riposte était cuisante, nul n'était tenté de s'y frotter. C'était une vertu qui savait se faire respecter.
Parmi ces galants, un seul se tenait respectueusement à l'écart. C'est que lui ne possédait rien en propre.
Simple ouvrier boulanger, il mesurait la différence de situation qui le séparait de la jeune commerçante. Son seul gagne pain, sa seule fortune, c'étaient ses bras.
D'argent, il n'en avait point ; d'espérances, pas davantage.
Toutes ces considérations faisaient mesurer à Jérémie la distance qui le séparait d'Anastasie, jeune fille sortie d'une famille aisée, dont tous les membres avaient une situation assise. Personnellement, Anastasie était déjà une demoiselle en possession d'un fonds de commerce, qui faisait d'elle un parti avantageux. »
(à suivre)