Chapitre 11-
Elle caquetait au Carroir
« Certes, Jérémie était, lui aussi, sorti d'un milieu bourgeois, cultivé, éduqué, mais le malheur l'avait, depuis sa tendre enfance, marqué du seau du destin.
Puis, une précédente tentative l'avait refroidi, tant il avait senti en son cur, ce que pouvait la perfidie, la calomnie, auprès d'une jeunesse candide.
Mais, le cur a de ces raisons que la raison ne connaît pas. La discrétion, le tact, l'effacement et la délicatesse de Jérémie firent plus pour décider du choix d'Anastasie, que l'audace ou la suffisance des autres candidats.
Puis, il faut bien le dire, Anastasie était portée vers Jérémie par les ailes de l'amour et de la tendresse.
Et voilà comment mon grand père Jérémie épousa Anasthasie.
Les extrêmes se touchent, affirme t-on. Cette union paraîtrait confirmer ce fait, car il est difficile de concevoir époux plus dissemblables comme caractères : lui, doux, calme, paisible, sentimental, d'une incommensurable bonté, d'une sensibilité toute féminine, d'une délicatesse exquise, d'une humeur toujours égale, toujours souriante, toujours aimable, toujours prévenante ; elle, affectueuse certes, mais pas sentimentale pour un sou, parce qu'essentiellement pratique, réalisatrice, au caractère vif, prompt, l'animatrice de la maison pour laquelle les questions sentimentales cèdent le pas devant les questions commerciales.
Pour elle, le commerce était sa vie, son but ; elle y dépensait sa surprenante activité, son besoin de se donner toute aux siens, de s'acharner à travailler pour soulager son Jérémie qu'elle adorait et qu'elle enveloppait de soins, d'attentions, de prévenance parfois bourrues, ce qui n'excluait pas la tendresse qu'elle portait à son époux.
Mais le métier de celui-ci était si épuisant. Et le jeune patron boulanger apportait tant d'ardeur au travail, que sa jeune femme s'était astreinte à lui servir d'aide, sans pour cela négliger son magasin.
Mieux que toutes autres appréciations, un fait éclaire le sens pratique d'Anastasie, qui savait toujours tirer parti des circonstances pour arriver à ses fins.
Ayant un magasin très bien approvisionné, possédant toute la clientèle de son mari et rayonnant dans toute la commune et localités limitrophes, elle mettait à la disposition de ses acheteurs éventuels : toiles, tissus, doublure, cretonnes, rideaux, lainages, cotonnades, rouennerie, mercerie, bonneterie, etc., etc.
Faisant d'une pierre deux coups, en venant à la boulangerie, les chalands passaient à la boutique d'Anastasie. Aucun mariage ne se faisait sans qu'elle n'en soit l'une des premières avertie. Aussi s'ingéniait-elle à être la fournisseuse de tous les éléments du trousseau du futur ménage.
C'est ainsi, qu'entre autres, elle avait vendu à des gens de campagne : pièces de toile, lingerie, tissus pour une somme assez rondelette, qui n'avait jamais été payée.
Anastasie avait, à plusieurs reprises, réclamé en vain son dû ; ses clients se faisaient tirer l'oreille.
Lassée d'attendre, la commerçante, un beau jour, attela Bichette et fila chez ses débiteurs réticents. Comment s'y prit-elle ? Ce fut là son secret, car elle avait plus d'un tour dans son sac.
Toujours est-il que quelques heures plus tard, l'on vit rentrer à la maison Anastasie qui, dans sa voiture, ramenait triomphalement un cochon et deux moutons.
Gêné de ce qu'il considérait comme une audace dont il aurait été incapable, Jérémie lui dit :
- « Ma pauvre femme, comment as-tu pu, sans indisposer ces gens, rapporter tout cela ?
- Mais, mon ami, je n'avais pas le choix. La marchandise que j'ai jadis livrée à mes clients, a bien été payée par moi. Mes fournisseurs ne s'inquiètent nullement de savoir si je suis ou non rentrée dans mes fonds. Puisque mes clients ne pouvaient me payer en argent, je les ai facilement persuadés d'avoir à me solder leur dette en nature. J'ai fait mon choix d'accord avec eux et sans aucunement abuser de la situation. Nous nous sommes quittés bons amis. Ce qui ne m'empêchera pas, par la suite, de leur vendre, à nouveau, tout ce dont ils auront besoin. »
Car, pour elle, la question négoce primait toutes les autres et elle possédait un art, une science remarquable pour envelopper sa clientèle et l'étendre sans jamais l'indisposer. »
Les coches
« Jérémie, lui, se laissait facilement apitoyer. Peut être, son enfance malheureuse n'était-elle pas étrangère au développement de ce sentiment.
Que de fois ne donna t-il pas des miches de pain qui, jamais ne furent cochées !
A Chaumussay, les enfants de Madeleine, en particulier, venaient à sa voiture, chercher du pain, ayant oublié !!! Les coches. Jamais mon grand père ne les fit retourner, ni partir les mains vides.
Il savait pertinemment qu'il ne serait jamais payé, non par indélicatesse, mais parce que ma brave tante était une pauvresse très digne, très méritante, dont les maigres ressources ne suffisaient pas toujours à subvenir aux besoins de sa famille.
De la part de Jérémie, c'était un acte de charité qu'il tenait soigneusement caché, non par peur des remontrances d'Anastasie, qu'il aurait eu vite fait de convaincre, mais parce qu'il savait que la main gauche doit toujours ignorer le bien que fait la main droite. Jérémie avait une âme d'enfant.
Quand sa femme lui faisait la remarque de ce qu'elle considérait comme de la prodigalité, lui, bonhomme, lui répondait :
- « Ma chère femme, comment voudrais-tu que j'aies le cur de refuser du pain à ces enfants ? Ils n'ont peut être que cela à manger. Puis, si c'étaient les nôtres, est-ce que tu ne serais pas heureuse de leur voir donner au moins le nécessaire, par moins malheureux qu'eux. Va ! Le bon Dieu nous le revaudra. Et nous n'en serons pas plus pauvres, parce que nous aurons fait un peu de bien. Plaignons plutôt ceux qui ne savent pas le comprendre. »
Si elle paraissait bougonner un peu, au fond elle admirait ce mari, qui avait si grand cur et était riche de tant de qualités morales et de vertus chrétiennes.
Et cette admiration, partagée par l'un et l'autre des époux, devant les qualités respectives de chacun d'eux, créait au sein de ce foyer, une entente jamais démentie. La vie y était douce, sereine, paisible. Ce toit abritait une famille unie, heureuse.
J'ai, tout à l'heure, parlé de 'coches' ? Une explication est nécessaire pour donner la définition de ce terme désuet.
Lorsque Jérémie débuta dans la boulangerie, ce devait être vers 1835. A la campagne, le nombre des illettrés était alors considérable. Dès l'age de 7 ou 8 ans, les enfants travaillaient. Les garçons gardaient les troupeaux : vaches, chèvres, montons. Les filles surveillaient la basse cour : oies, dindons, en tricotant ou en apprenant à filer.
L'école était payante et non obligatoire. En outre, nombre de communes en étaient dépourvues. Les écoliers devaient parfois effectuer 6 à 8 kilomètres pour se rendre en classe, portant, dans un panier, passé au bras, leur déjeuner de midi et le goûter de 4 heures : un quignon de grosse miche, du fromage, des noix, des pommes.
Chaussés de gros sabots de bois, portant la traditionnelle blouse de toile bleue, ces enfants quittaient la maison paternelle de grand matin, pour n'y rentrer que tard le soir.
L'hiver, la température et le mauvais état des chemins interdisaient aux enfants d'effectuer de telles étapes. L'été, c'étaient la fenaison, la moisson, les vendanges qui nécessitaient leur présence à la maison.
L'école était, par les paysans de cette époque, considérée comme un accessoire inutile ; aussi était-elle sommairement dédaignée.
Conséquence : ne sachant ni lire, ni écrire, il fallait adopter une méthode de comptabilité qui soit clairement indiscutable et en rapport avec les capacités intellectuelles de ces illettrés, gens de bonne foi, mais méfiants à l'endroit des méthodes incontrôlables pour eux.
Les clients du boulanger, payant celui-ci à Noël et à la Saint Jean, soit en blé, soit en espèces, il fallait recourir à un procédé qui concilie les deux parties, sans aucunement prêter à discussion.
D'où la pratique des 'coches'.
Le boulanger partait en tournée, emportant dans sa carriole tout un paquet de coches, planchettes sectionnées en deux dans le sens de la longueur et qui, s'emboîtant par une fente pratiquée à la base, s'adaptaient exactement l'une sur l'autre.
Le pain était délivré, en Touraine, en miches de 3 ; 6 ou 12 livres, au prix de 2 sous la livre. Le nom du client était inscrit sur la base de la coche, ainsi que le poids des miches habituellement livrées. Ces coches étaient perforées d'un trou à la base et enfilées dans une corde à la façon d'un chapelet.
Lorsque le client venait quérir son pain, il apportait sa coche. Le boulanger appliquait celle-ci sur la sienne, puis, armé de son couteau de poche, il pratiquait une même encoche sur les deux planchettes.
De sorte que, lors du règlement, il ne restait plus, tant au client qu'au fournisseur qu'à contrôler ensemble le nombre d'encoches, pour établir le montant de la dette. Pour simple qu'elle soit, cette méthode ne permettait aucune fraude, n'autorisait à aucune contestation.
Comme quoi, nos aïeux, avec des moyens de la plus extrême simplicité, savaient se mettre d'accord, sans, à tout bout de champs, provoquer des discussions ni laisser place à la mauvaise foi. Tout se passait le plus honnêtement du monde et en toute loyauté.
Bien que mon Jérémie fût illettré, puisque de malheureuses circonstances avaient privé sa jeunesse de toute possibilité de s'instruire, il jouissait d'une rare intelligence, d'une mémoire prodigieuse et il avait de remarquables dispositions pour compter mentalement.
Aussi, n'y avait-il jamais de mécomptes entre ses clients et lui. Qu'il s'agisse de pain, de farine, de son, de recoupes, de braise ou de toute autre marchandise, les calculs s'effectuaient toujours de tête, en pistoles (Lucien de 10 francs) ou en écus (pièces de 3 francs), car en cet heureux temps, les paiements s'effectuaient en or et en argent, belles espèces sonnantes et trébuchantes, dont nous n'avons, hélas ! Même plus le souvenir. »
Elle caquetait au Carroir
« Lucien, était un brave cultivateur, excellent homme, qui, pour n'être pas un phénix, était une pâte très malléable. Lucien possédait tout autour du bourg de Barrou, des champs, des terres, des vignes, des prés et tout cela de la meilleure qualité. C'était un des plus gros propriétaires du bourg et c'eut dû être l'un des plus riches, si le bien qu'il exploitait avait été très intelligemment géré.
Mais, d'une part, Lucien était très travailleur, bon agriculteur, mais lambin, routinier, ne possédant aucunement l'esprit d'ordre, d'organisation, de progrès. Flanqué de ses deux mules, il partait aux champs, à l'heure où les autres en revenaient, juché sur une charrette déglinguée, les harnais attachés avec des ficelles et le reste à l'avenant.
D'autre part, sa femme n'était nullement faite pour la culture et jamais elle ne s'y mit. Autant elle aurait fait une subtile commerçante, pourvue d'un intarissable caquet ; autant elle avait de dispositions pour continuer le commerce de sa mère ; autant elle était peu apte à diriger une exploitation agricole.
Chez eux, il eut fallu une étable, une écurie, une basse cour copieusement garnies. Il n'y avait et il n'y eut jamais rien de semblable. Jamais elle ne s'est adapté au rôle que le mariage lui avait réservé, aussi le profit s'en est-il ressenti.
Autant, les deux époux se complétaient en tout, autant, ni l'un ni l'autre n'était fait pour assurer la parfaite harmonie d'une association disparate.
Mariée trop jeune et ayant épousé une profession à laquelle rien ne l'avait jamais préparée, Jeanine est toujours restée étrangère à la culture, à l'élevage, aux travaux des champs.
Je ne voudrais pas blâmer ici celle qui fut ma marraine et qui me considéra toujours comme l'un de ses enfants. J'eus toujours pour elle la plus vive affection et elle me la rendait bien.
Si son activité avait été à la mesure de son cur, que n'aurait-elle fait de bien dans son ménage. Mais, hélas ! Bavarder suffisait à l'occuper. Aussi, que de fois n'est-il pas arrivé que son mari, rentrant des champs pour déjeuner, apercevait sa femme, caquetant au 'carroir', sans que la soupe ait été mise au feu.
Philosophe, Lucien allait chercher une gousse d'ail, faisait une frottée sur un quignon de pain copieusement garni de fromage, atteignait une poignée de noix, garnissait son pichet de vin et il prenait bien tranquillement son repas. Ce repas ne variait guère avec ceux qu'il absorbait dans les champs ou dans les vignes. C'était un casse croûte de plus, mais ces contingences ne prévalaient guère pour lui.
Avoir la paix chez soi primait toute autre considération ; le reste était peu de chose pour lui.
D'ailleurs, cela n'impliquait pas nécessairement que la soupe fut cuite pour le souper. Car, ma bavarde maraine, passant son après-midi à jacasser de porte en porte, laissait éteindre son feu et, lorsqu'elle rentrait, la soupe en était au même point.
Alors le repas du soir se composait d'eau chaude, dans laquelle nageaient des légumes à demi crus, ou bien était pris entre 10 et 11 heures du soir, alors que tout le pays dormait.
Ce qui ne veut pas dire que, quand elle voulait s'en donner la peine, ellen'était pas bonne cuisinière.
Au contraire ! C'était un fin cordon bleu. Elle réussissait à merveille certaines recettes, mais il lui fallait l'occasion et l'ambiance.
On conçoit que, ainsi comprise, l'existence n'ait pas été particulièrement favorable à la réussite des affaires du ménage qui, sans jamais être dans la gêne, connut une vie médiocre et nullement en rapport avec l'avoir des époux. »
La repasseuse
« Béatrice devait avoir 7 ans de plus que moi. Filleule de ma mère, elle fut pour moi comme une grande sur.
Elle apprit le métier de lingère, c'est-à-dire qu'elle effectuait le repassage du linge, tant chez elle que chez ses clientes. Il faut dire qu'à cette époque, la lingère empesait et glaçait les chemises et faux cols d'hommes, les manches tuyautait les bonnets et coiffes des femmes, repassait les ruchés et autres colifichets de dentelles. C'était un art dans lequel Béatrice excellait ; aussi, avait-elle énormément de travail.
Toutes les importantes maisons de la région lui confiaient leur linge fin. Aussi, n'était-il pas rare que ma cousine emploie toute sa nuit, du samedi au dimanche à travailler devant sa table, le nez sur les fers.
Les repasseuses, en ce temps là, se servaient de fer épais et creux, s'ouvrant à l'arrière par une trappe. Dans cette sorte de boite, l'ouvrière glissait un fer plat, de dimension voulue, préalablement rougi au feu. De cette façon, l'appareil, qui servait au repassage, était toujours d'une rigoureuse propreté et parfaitement lisse.
Le talon du fer était arrondi et c'est à l'aide de ce talon que se pratiquait le glaçage. Pour glacer, Béatrice ne craignait aucune concurrente dans la région.
Il ne se passait pas de mois qu'elle ne vint chez mes parents, à Chaumussay, effectuer le repassage, toujours abondant, car ma mère blanchissait ses deux fils, alors éloignés d'elle, ainsi que certains de ses clients ou de ses locataires occasionnels.
Elle chantait dans la perfection. Elle possédait un fort bel organe de mezzo, puissant, bien timbré et d'une extrême souplesse. L'entendre était un régal. Pendant que son fer se promenait sur le linge, dans la salle de café de mes parents, pourvue d'une acoustique favorable, Béatrice donnait libre cours à son goût pour le chant. Et plus d'une personne, qui passait dans la rue, s'arrêtait pour l'écouter.
Parmi les habitués de l'hôtel de mes parents, figurait un contrôleur receveur de la Compagnie d'Orléans, Lucien, célibataire approchant de la quarantaine homme d'une parfaite distinction, auquel ma cousine n'était pas indifférente. Cela finit par un mariage.
Lui fut affecté à la gare du Blanc. Son emploi consistait, en fait, à contrôler la comptabilité des gares de son district, à encaisser les sommes contenues dans le coffre fort, à remplacer, pendant leurs congés, les chefs des stations dépendant du groupe du Blanc.
Sur sa demande, il fut nommé chef de gare à Yzeures, sur la ligne de Châtellerault au Blanc, distant de 12 kilomètres de Barrou. »
(à suivre)